CHAPITRE XIII

 

 

 

Karal était assis en tailleur sur son lit, les yeux clos et la respiration régulière. Ulrich aurait dit qu’il « méditait », bien sûr – comme beaucoup de ses professeurs. Mais Karal était mal à l’aise avec ce mot. Il impliquait qu’il essayait de toucher le Dieu du Soleil d’une manière ou d’une autre. Et lui conférait un degré de « sainteté » qu’il ne pensait pas posséder.

Karal ne se sentait pas particulièrement religieux, même s’il était un acolyte de Vkandis. Il n’avait pas vraiment voulu entrer à son service. C’était arrivé, par un coup du destin, de la chance ou par la Volonté du Dieu du Soleil.

Néanmoins, il recevait la visite d’un Chat de Feu et il avait accepté d’apporter un soutien moral à An’desha. Alors, même s’il ne voulait pas attirer l’attention sur lui, s’il faisait le vide en lui, Vkandis accepterait peut-être de le guider.

Il attendait, espérant un conseil sans oser en demander un.

Mais rien ne vint, même s’il se concentra – sur des cercles à la surface d’un bassin ou des gouttes de pluie tombant dans une mare. Finalement, les pieds tout engourdis, il abandonna.

Karal ouvrit les yeux, s’étira, et découvrit que l’exercice mental lui avait au moins permis de se détendre, même s’il avait des fourmis dans les extrémités.

Il allait se lever quand…

… Altra apparut, les poils hérissés et les yeux ronds comme des soucoupes bleues.

Ça va se produire ! cria-t-il. Tiens-toi prêt !

Il disparut sans dire au jeune homme ce qui allait se produire.

Karal regarda fixement le point où le Chat de Feu s’était évaporé. Puis il n’eut plus à se poser de question.

La pièce lui donna l’impression de rouler et de tanguer, comme s’il était assis sur un tapis que quelqu’un aurait secoué. Bien qu’il n’y ait pas de signe extérieur de mouvement, son estomac se retourna, et il s’agrippa au lit quand une vague de vertige le balaya.

Cela dura un instant.

Puis ce fut fini.

C’est tout ? C’était ça qui avait tant effrayé Altra ? Un phénomène étrange, d’accord, un peu comme un tremblement de terre. Mais rien ne s’était renversé, donc il ne devait pas être physique… Avait-il attrapé quelque chose ? Le Chat de feu avait-il voulu le prévenir de l’imminence d’une épidémie ?

Ulrich en est-il atteint aussi ?

Si Ulrich était malade…

Sa santé n’est pas bonne. Une maladie pourrait le tuer… Comme tous les acolytes, Karal était capable de faire certains diagnostics. Il se leva précipitamment et courut vers la chambre de son maître, manquant s’arracher le poignet en ouvrant la porte à la volée. Ulrich était assis dans son fauteuil, le dos si raide qu’il aurait pu avoir une barre métallique en guise de colonne vertébrale. Le visage pâle et dégoulinant de sueur, ses mains serraient si fort les accoudoirs que ses phalanges blanchissaient, et ses pupilles n’étaient plus que des trous d’épingles.

Ulrich cligna des yeux et se détendit soudain. Son visage reprit un peu de couleur. Il leva une main tremblante et s’essuya le front.

— Maître ? Maître Ulrich ? demanda Karal, inquiet. Dois-je aller chercher de l’aide ? Un guérisseur ? Etes-vous malade ?

— Non… non, inutile de déranger quelqu’un, mon garçon, répondit Ulrich. Ce n’est rien qu’un guérisseur puisse soigner. As-tu senti quelque chose, à l’instant ?

— J’ai été pris de vertiges un moment, puis j’ai cru tomber. Rien de plus. Aurais-je dû éprouver autre chose ?

Ulrich secoua la tête, un sourire tremblant sur les lèvres.

— Pas nécessairement. Altra m’a averti à temps. C’était ce qu’il attendait et dont il était venu nous prévenir, indirectement. Et ça pourrait bien être ce que ton ami An’desha sentait.

« Une tempête magique, Karal, mais pas du type auquel nous sommes habitués.

— Ça ? (Karal secoua la tête ; ce que disait Ulrich n’avait aucun sens.) Comment cela peut-il être dangereux ? Un simple instant de vertige !

— Pour toi, peut-être, répondit le prêtre. Mais pour les mages… Nous avons passé une éternité dans cet « instant », et nous y avons été aussi secoués que dans un chaudron dont quelqu’un aurait remué le contenu. Plus ses pouvoirs sont grands, plus une personne est affectée. Karal poussa un petit cri.

— An’desha…

— Et Flammechant, ajouta Ulrich. Ils auront souffert plus que moi. S’ils ne se sont pas blessés… ils doivent au moins être désorientés. Va les voir ! Je peux me débrouiller.

Karal n’eut pas besoin qu’on le lui dise deux fois. Il partit à la vitesse d’un carreau d’arbalète, courant sur tout le trajet entre le Palais et l’ekele.

Il ne lui vint pas à l’esprit qu’il pourrait les trouver dans une… position embarrassante… jusqu’à ce qu’il atteigne la porte de l’habitation. Il se figea, la main sur la clenche, puis il entra. Peu importait qu’il soit gêné. Les deux mages avaient peut-être besoin d’aide.

Il pénétra dans le jardin intérieur.

Désert…

— An’desha ? appela-t-il par-dessus le bruit de l’eau, en se dirigeant vers l’escalier. Flammechant ?

— Ici… répondit une voix faible.

Ce n’était pas celle d’An’desha, donc il ne pouvait s’agir que de Flammechant. Karal gravit l’escalier. Il trouva le Frère du Faucon à la chevelure blanche sur le sol, une jambe tordue, le visage aussi pâle que ses cheveux. Son oiseau de feu, perché sur une chaise, griffait sauvagement le dossier.

— Ma jambe… (L’Adepte désigna le membre coincé sous lui.) Je suis tombé…

— Ne bougez pas. Je pratique les premiers soins…

Au moins, il savait comment reconnaître un os brisé ou délogé. Et si Flammechant était vraiment blessé, il pourrait aller chercher un guérisseur.

Flammechant le regarda. Bien que ses yeux soient voilés, Karal vit qu’il essayait de le situer et se posait des questions.

— Que… qui ? commença l’Adepte. Karal répondit de son mieux.

— Je m’appelle Karal. Un ami d’An’desha. Je vous expliquerai plus tard. Vous avez déjà dû me voir. Je suis le secrétaire d’Ulrich, l’ambassadeur de Karse. Je crois que vous vous êtes foulé la cheville. Ça doit être très douloureux. Pouvez-vous remuer les orteils… et maintenant votre pied, doucement ?

Grimaçant de douleur, Flammechant s’exécuta.

— Je… ah !… si je peux faire ça, alors rien n’est cassé. Trouvez An’desha ! Vous me direz le reste quand nous saurons qu’il va bien.

— Très bien, messire.

Karal laissa le Tayledras assis par terre et courut vers la cuisine, appelant An’desha. Finalement, il obtint une réponse.

— Ici, dit An’desha. Ici…

Il le trouva à l’intérieur de la petite pièce décorée pour ressembler à une tente. Son ami était roulé en boule sur le sol, mais il n’avait pas l’air blessé. Karal se laissa tomber à genoux près de lui.

— An’desha ?

— Je vais bien, Karal, murmura le jeune homme en ouvrant les yeux. Je crois que c’est terminé, pour l’instant.

— Tu t’es fait mal ?

— Non. Je l’ai senti venir et quelque chose m’a poussé à me rouler en boule sur le sol. (An’desha cligna des yeux.) J’ai bien fait d’obéir. Je crois que c’est de ce phénomène, ou de quelque chose comme ça, que j’avais peur. (Il cligna de nouveau des yeux, et ses traits reflétèrent de l’étonnement et du soulagement.) Karal ? Ce sentiment que quelque chose de terrible allait arriver… il est parti !

— Peux-tu te lever ? Peux-tu marcher ? Flammechant est blessé et…

Il ne put en dire plus. An’desha bondit sur ses pieds et sortit avant qu’il n’ait eu le temps de se relever. Quand Karal le rattrapa, son ami aidait Flammechant à s’asseoir sur un canapé tout en s’apitoyant sur la cheville de l’Adepte, qui enflait à vue d’œil.

Karal rougit jusqu’à la pointe des oreilles.

— Je… euh… je vais chercher un guérisseur, balbutia-t-il, laissant à An’desha le soin d’expliquer à son amant comment ils s’étaient rencontrés.

Quand il revint en compagnie d’un guérisseur, il était porteur de nouvelles. Aucun réel dommage physique n’avait été constaté dans le Palais ou aux alentours. Il n’y avait eu que des contusions, des saignements de nez et une cheville foulée – celle de Flammechant. D’après ce qu’il avait entendu dire, les défenses magiques de la cité avaient été neutralisées par la tempête et devraient être remplacées, mais c’était tout.

Si c’était ça qui avait provoqué les crises de panique d’An’desha, ça se révélait plutôt décevant.

Karal apportait aussi l’ordre à Flammechant et à An’desha d’aller au Palais pour une réunion d’urgence des alliés et du Conseil. La tempête devait avoir eu des effets plus sérieux à l’extérieur de Haven que des crises de désorientation et l’écroulement des boucliers…

— Dès qu’on sort des boucliers érigés autour de Haven par Elspeth, Ventnoir et Flammechant, dit Skif, on trouve des sites, partout dans le pays, où d’étranges choses se sont produites. Je suis sorti avec Cyrnry pour une rapide reconnaissance et j’en ai vu des centaines. A certains endroits, la roche a fondu, à d’autres des cercles ont été découpés dans la terre, comme à l’emporte-pièce, et remplacé par des zones venant de contrées lointaines ! Des gens m’ont apporté des insectes, des plantes, des poissons… et même des animaux comme je n’en avais jamais vu ! La population a peur.

— Ce doit être un coup de l’Empire, dit le sénéchal.

Bizarrement, le seigneur marshal et Kerowyn secouèrent la tête pour le détromper.

— Ça ne peut pas être l’Empire, à moins qu’il ne s’agisse d’une nouvelle sorte de magie offensive qui se serait retournée contre lui, dit Kerowyn. Deux de mes espions doués de Parole Par l’Esprit, postés derrière les lignes ennemies, m’ont rapporté que les Impériaux ont encore plus souffert de ce phénomène que nous. Ils dépendent totalement de la magie. Pour le moment, leurs possibilités sont réduites au strict minimum.

« Autrement dit, ils sont obligés de communiquer en utilisant des messagers et ils n’ont plus de Portails pour se ravitailler. En un mot, pour le moment, ils sont à terre. La seule catastrophe qui aurait pu être pire, c’est une attaque massive de dysenterie.

Un court silence suivit cette déclaration.

La reine se cala dans son siège et lâcha :

— J’espère que vous me pardonnerez tous de me réjouir de ces nouvelles. Aussi vil que soit ce sentiment, je…

— Votre Majesté, coupa Ventnoir, en tant que mage et Adepte, je ne puis m’empêcher d’être inquiet. Ces effets physiques… Il me semble qu’ils indiquent quelque chose de très sérieux. Ils m’inquiètent même davantage que les conséquences sur la magie. Comment savoir si cette tempête ne va pas frapper de nouveau ?

Il se tourna vers Flammechant, cherchant son assentiment. L’Adepte hocha la tête.

— Si nous ignorons la nature et l’origine du phénomène, dit-il gravement, nous serons incapables de le prévoir.

Il jeta un coup d’œil en biais à Karal, qui prenait des notes. Le novice avait plus d’une fois senti le regard de l’Adepte sur lui, mais sans jamais aborder le sujet de sa rencontre avec An’desha.

— Vous pensez donc que ça n’est pas un incident isolé, dit Selenay.

— Absolument, répondit Flammechant. Et avant d’émettre une hypothèse sur la nature de ce phénomène, il nous faut davantage d’informations sur ses effets physiques – leur nature, leur fréquence…

Quand Elspeth, Treyvan, Hydona, Ulrich, et même An’desha lui firent écho, Karal pensa que les autres membres du Conseil étaient devenus superflus. La reine dut s’en apercevoir aussi. Dès qu’elle réussit à ramener l’ordre, elle promit aux mages de mettre les ressources du royaume à leur disposition et ajourna la réunion, les laissant avec le prince Daren.

Karal resta en qualité de secrétaire. Mais il fut bientôt enrôlé pour un tout autre travail.

— Nous avons besoin d’un repérage aérien, dit Treyvan. Si une configuration se dégage, nous ne pourrons la voir que de là-haut.

— C’est vrai, mon vieil ami, approuva Ventnoir. Mais tu devrais emmener un humain avec toi. Hydona et toi n’êtes pas encore une vision familière pour les Valdemariens. Vous pourriez effrayer des fermiers… et je n’aimerais pas devoir vous arracher des flèches de l’arrière-train.

« De plus, il vous faut quelqu’un capable de faire des croquis.

— Oui… (Le griffon fit le tour de la table du regard. Ses yeux se posèrent sur Karal.) Lui, dit-il. Assez léger et petit, il est intelligent et peut prendre des notes.

« Avec votre permission ? ajouta-t-il à l’attention d’Ulrich.

Le prêtre soutint le regard de Treyvan, tandis que Karal tremblait d’appréhension. Le griffon voulait qu’il vole avec eux ? Comme un oiseau ?

— C’est à mon secrétaire de se prononcer, répondit Ulrich. Je n’y vois pas d’objection, mais contrairement à la rumeur, les Karsites ne sont pas les esclaves de leurs subordonnés. S’il refuse, je ne le forcerai pas.

— Eh bien ? demanda le griffon à Karal. Le jeune homme déglutit péniblement.

— Ah… oui, j’accepte. Si vous pensez que je peux vous aider. Mais je n’ai jamais fait une chose pareille, je pourrais vous gêner…

Ou mourir de peur avant que nous ayons décollé…

— Alors, c’est d’accord, fit le griffon.

Il se tourna vers les autres mages, laissant Karal sonné.

Dans quoi me suis-je encore fourré ?

Karal se reposa la même question quand il vit ce que Treyvan appelait un « filet de transport », quelques heures plus tard. Il avait imaginé quelque chose d’un peu plus substantiel. On eût dit un panier à linge en osier placé dans un filet de corde fine. Pas suffisant pour résister au poids d’un enfant…

Il était posé sur l’herbe, dans les jardins, à un endroit où il n’y avait aucun grand arbre autour. Karal supposa qu’il faudrait du temps aux griffons pour prendre de l’attitude avec leur charge. Un détail qui ne le réconforta guère.

— C’est plus solide que ça en a l’air, dit Ventnoir, qui était venu le chercher dans sa suite.

Karal se retint de faire la grimace.

— J’en suis sûr, messire, répondit-il poliment.

— J’ai clairement cru entendre : « Il y a intérêt à ce que ce soit plus solide que ça en a l’air », Karal. La magie entre dans le procédé de fabrication ! Ne vous inquiétez pas, vous vous y ferez très vite. Treyvan m’a dit que les k’Leshya utilisent des filets de transport tout le temps, et qu’ils sont aussi sûrs que des barges flottantes.

Comme si je savais ce qu’est un « k’Leshya » ! Ou une barge flottante.

Karal lorgna le « filet » avec circonspection. Il serait attaché aux harnais portés par les Griffons. Le panier était censé fournir plus de stabilité au passager.

La corde était bien plus solide que sa légèreté ne le laissait penser. Et Karal dut admettre, quand il essaya de faire culbuter le panier, qu’il n’y arrivait pas. Pourtant, il pouvait le soulever à bout de bras. Ventnoir ne mentait pas : l’apparence du filet de transport était trompeuse.

Cette aventure ne serait peut-être pas si terrible, après tout. Mais quand même, voler ?

— Les griffons vont arriver, dit Ventnoir. Je dois commencer mes propres recherches avec Vree, Flammechant et Aya. Il me faut donc vous laisser.

— Attendez. (Karal hésita, puis posa la question qui lui tournait dans la tête :) Pourquoi ont-ils besoin de moi pour prendre des notes ? Ils ont une excellente mémoire.

— Mais pas de main, lui rappela Ventnoir. Ils peuvent lire, mais ni dessiner ni écrire. Voilà pourquoi Rris ne pouvait pas les accompagner… Il était terriblement déçu, le pauvre. Il voulait être le premier de son clan à voler dans les airs – autrement dit un exploit que son célèbre cousin Warrl n’a jamais accompli ! (Le mage tayledras sourit et flanqua à Karal une claque sur l’épaule.) Ne vous inquiétez pas. Au bout de quelques secondes, vous serez content qu’ils vous aient demandé de les accompagner. On est très bien, là-haut.

Karal ignorait ce qui permettait à Ventnoir de dire ça, mais il hocha bravement la tête.

Quelques instants après le départ de l’Adepte, Hydona sortit du Palais, portant son harnais. En cuir et en bronze, il semblait solide – bien plus que le panier. La femelle griffon claqua du bec pour le saluer et s’empressa de le rejoindre.

— Si vous voulez bien attacher ça ici…, dit-elle, indiquant ce qu’il devait faire du bout d’une de ses serres. Et ça là… (Elle hocha la tête.) C’est très bien. Quand Treyvan arrivera, faites la même chose avec son harnais. Si ça peut vous rassurer, c’est là-dedans que je transporte mes petits. Ils ne savent pas encore voler.

Si elle confie ses précieux petits à ce panier…

Tout le monde disait d’Hydona qu’elle était une bonne mère. Elle ne risquerait la vie de ses petits pour rien au monde. Karal se détendit considérablement et lui sourit.

Comment avait-elle pu lire ainsi en lui ? Comment avait-elle su que c’était exactement la chose à lui dire ?

— Merci, ma dame, fit-il humblement. Oui, ça me rassure. Je n’ai jamais volé.

Cette dernière remarque la fit glousser.

— Le contraire m’aurait étonnée. Mais je crois que vous apprécierez.

Treyvan atterrit près d’eux avec grâce.

— Je suis allé jeter un coup d’œil. Je crois avoir repéré une configuration. Bien… allons voir si je suis brillant ou victime d’hallucinations.

Son excitation était communicative. Karal attacha le filet de transport à son harnais et sauta dans le panier, où il posa son matériel d’écriture. Quand il pensa à avoir peur, ils étaient déjà très haut au-dessus du sol.

Après, il fut trop submergé par la sensation de puissance et de liberté pour s’effrayer.

Comme la plupart des gens, il avait déjà rêvé qu’il volait, mais ça… Des rafales de vent le frappaient de toutes parts, principalement dues à l’air déplacé par les ailes des griffons et les tourbillons jumeaux qu’ils créaient sur leur passage. Ils se déplaçaient plus vite que le cheval le plus rapide qu’il ait jamais monté. Karal s’accrocha au bord du panier – qui ne piqua pas du nez, même quand il se pencha pour regarder la ville qui défilait au-dessous.

Etait-ce ainsi que les griffons voyaient les choses ? De cette hauteur, Haven avait un aspect entièrement différent. Un schéma émergeait. Par exemple, il pouvait juger des différentes vagues de constructions en regardant les toits. Et savoir si un manoir parfaitement entretenu, vu de la rue, tombait en réalité en ruine. Dans la partie la plus pauvre, les gens avaient tendance à occuper tout l’espace, contrairement à ce que faisaient les riches. Ils cultivaient des plantes dans des bacs, sur leur toit, où étaient également tendues des lignes à linge.

Les citadins les montraient du doigt et les enfants abandonnaient leurs jeux. Une femme lâcha sa lessive et courut se cacher.

Quelques instants plus tard, ils survolèrent des entrepôts… puis ils sortirent des murs de la cité.

Les griffons prirent de l’altitude, montant de plus en plus haut dans le ciel semé de nuages. Karal leur jeta un regard inquiet. Ce n’était pas le moment qu’un orage éclate ! Mais s’il devait mourir… il périrait en sachant ce que c’était que de se rapprocher de Vkandis.

— Regardez ! appela Hydona, par-dessus le tonnerre de ses battements d’ailes. En bas. C’est le premier signe.

Karal obéit et vit de quoi elle parlait. Au beau milieu d’un champ vert, se découpait un cercle de sable noir. Les moutons le regardaient d’un mauvais œil.

— Il faut monter encore pour espérer voir une configuration, dit Treyvan.

Hydona acquiesça et ils s’élancèrent.

Les moutons ne furent bientôt pas plus gros que des jouets, puis des pelotes de laine, et enfin des points blancs sur le champ vert. L’air devint plus froid et moins riche en oxygène – Karal n’avait jamais été à une telle altitude ! Son nez était tout engourdi et ses oreilles se bouchaient et se débouchaient sans cesse.

Treyvan désigna quelque chose de la patte.

Un frisson d’excitation parcourut Karal. Il y avait une configuration ! Loin du cercle de sable, il en vit un autre, au milieu d’un champ de céréale. Plus loin encore, un troisième s’étendait sur la même ligne que les deux premiers. Tous trois semblaient à la même distance les uns des autres.

— Posez-vous près du cercle de sable noir ! demanda Karal aux griffons. Je vais prendre des notes et des échantillons, et ainsi de suite, jusqu’au troisième que nous voyons, là-bas.

— S’il y en a trois, peut-être y en a-t-il un quatrième, et un cinquième, ajouta Hydona. Bonne idée, Karal !

Ils descendirent plus vite qu’ils n’étaient montés. Karal s’agrippa au bord du panier, convaincu qu’il ferait aussi bien de s’accrocher à son estomac. Pourtant, ils atterrirent avec une relative douceur. Les mâchoires du jeune homme s’entrechoquèrent. A part cela, il en sortit indemne.

Il bondit hors du panier et mesura le cercle en comptant le nombre de pas qu’il lui fallut pour en faire le tour. Puis il fit un cornet avec une feuille et récolta un échantillon de sable. Enfin, il prit des notes et réalisa un croquis. Le cercle ne contenait rien de vivant. Il s’en assura en remuant le sable, au centre, avec un bâton. Les moutons le regardaient, vaguement alarmés, mais ils ne semblaient pas pouvoir se décider entre rester ou prendre la fuite. Ils avaient davantage peur de l’humain que des griffons et bêlaient dès qu’il bougeait.

Les griffons le regardèrent travailler, la respiration haletante. Karal ne se pressa pas, histoire de leur permettre de reprendre leur souffle.

— Bien, dit-il finalement. Vous êtes prêts ?

Le cercle suivant n’était pas composé de sable. Il y poussait une herbe courte et drue d’un ton vert jaune. Dessous, le sol était dur et plein d’argile rouge, si bien que la terre elle-même avait cette couleur. Karal trouva des insectes morts, mais ils ne lui semblèrent pas différents de ceux qu’il connaissait. Néanmoins, il prit des échantillons de terre et d’herbe et ramassa une sorte de scarabée noir. Quelqu’un aurait peut-être une idée de leur provenance.

Le troisième cercle lui valut une surprise inattendue, car il semblait avoir été arraché à un pâturage karsite. Tout y était. De la terre grise aux cailloux. Les uniques plantes étaient de solides ajoncs et une graminée si drue que seules les chèvres en venaient à bout. Karal y trouva également un plant de patte-de-chaton dont les fleurs soulageaient la migraine. Or, il savait qu’il n’y en avait pas à Valdemar – il en avait demandé à un guérisseur, qui n’avait pas su de quoi il parlait.

Une fois encore, il prit des échantillons. Et il ramassa toutes les fleurs de patte-de-chaton, en prévision des maux de tête que l’avenir immédiat lui réservait. Il ajouta des notes et des observations sur ses feuilles : comme ils le pensaient, les cercles étaient disposés à intervalles réguliers.

Ils continuèrent à suivre vers le nord la ligne de perturbations. Tous les cercles n’étaient pas évidents à repérer, à moins d’avoir le nez dessus. Il leur fallut atterrir plus d’une fois pour découvrir ce qu’ils cherchaient, le « greffon » ressemblant à S’y méprendre au terrain d’origine, seule la coupure circulaire nette le trahissant. Une fois, ils ne trouvèrent pas un cercle de terre transplantée, mais de sable fondu.

Karal avait déjà vu ça, enfant, à l’endroit où un éclair avait frappé le sol. La marque avait la taille de sa main… Mais ce cercle de sable vitrifié, noir et craquelé, plein de bulles et d’imperfections, avait celle d’un chariot de marchandises ! Ils le regardèrent tous les trois un long moment.

Karal se demanda s’il emplissait les griffons de la même peur glacée que lui. Il avait fallu une frappe d’une force terrible pour donner cela… Que se serait-il passé si c’était arrivé en ville ?

Et si quelque part à Valdemar, à Karse ou à Rethwellan la même chose s’était produite dans une zone habitée ? Et si cela avait frappé Sunhame… ou l’auberge de son père ?

— Des armes pouvaient faire ça, il y a très longtemps, murmura Hydona. Cela remonte à l’époque de Skandranon. Les Grands Adeptes utilisaient ces armes terribles. Nous avions espéré ne jamais revoir ça…

Des armes ? Il n’était pas venu à l’esprit de Karal qu’il puisse s’agir de ça. Quelle protection imaginer contre ce genre de chose ?

Rappelle-toi le Dieu du Soleil. Vkandis sait frapper aussi fort. Karse, au moins, est à l’abri. Il peut sans doute protéger Son peuple. Pourtant, ce qu’il avait devant les yeux l’en faisait douter. Cela semblait trop aléatoire, comme un événement cosmique, et même Vkandis, disait-on, devait se soumettre aux lois d’un plus vaste univers.

— Nous en avons vu assez, je crois, annonça Treyvan en se secouant, comme pour se débarrasser de l’impression terrible que lui faisait le cercle vitrifié. Il est temps de rentrer.

Karal remonta dans le panier. Il ne prit aucun plaisir au vol de retour, tant il était préoccupé par les pensées qu’avait éveillées en lui ce dernier cercle.

A la tombée de la nuit, les mages se rassemblèrent de nouveau dans la salle du Conseil, et An’desha insista pour accompagner Flammechant. A son grand soulagement, l’Adepte avait écouté l’histoire de sa rencontre avec Karal sans perdre son calme. Il avait répété que Talia les avait présentés. Ainsi, il avait pu vérifier que Flammechant, qui ne se montrait déférent envers personne, avait un immense respect pour le Héraut de la Reine.

C’était aussi bien. An’desha n’avait pas le temps de s’appesantir sur le sujet. La tempête magique avait remué quelque chose au plus profond des souvenirs légués par Fléaufaucon, même s’il ignorait ce que c’était.

Primo – et le plus important – il avait la certitude que c’était bien de cela que l’avaient averti les Avatars et ses crises d’angoisse. Et secundo, une partie de lui reconnaissait la tempête magique – ou plutôt savait de quoi elle était le symptôme.

Une version de Fléaufaucon portait jadis le nom « Ma’ar ». D’une manière ou d’une autre, elle était impliquée dans ce souvenir précis. Mais sans des recherches plus approfondies, il ne pouvait pas savoir comment.

Quand Flammechant sortit avec Ventnoir pour envoyer leurs oiseaux liges en reconnaissance vers le sud, An’desha resta dans la Vallée minuscule. Il aurait aimé en parler à Karal. Son ami n’étant pas là, il alla trouver son maître, lui demandant de l’aider. Le prêtre lui suggéra de le rejoindre dans ses appartements. An’desha accepta avec un réel soulagement. Il prit alors son courage à deux mains, comme le jour où il avait attiré Fléaufaucon dans le piège qui devait lui être fatal, et entra en transe pour plonger dans ses souvenirs.

Cela lui prit un certain temps. Quand il en émergea, il était tellement secoué par l’expérience qu’il lui fallut un moment pour se reprendre. Ulrich ne le bouscula pas. Il lui glissa une tasse de thé sucré dans la main et attendit patiemment.

A l’instant où An’desha était prêt à parler, Flammechant vint dire à Ulrich que les mages se réunissaient.

— Ma place est là-bas aussi, déclara An’desha d’une voix aussi calme qu’il put.

Cela lui valut un regard plein d’approbation de la part de Flammechant.

Il essaie depuis si longtemps de me faire accepter mes pouvoirs et mes responsabilités… Je suppose que ça l’enchante.

Malgré l’effet que plonger dans les miasmes de l’esprit de Fléaufaucon avait sur son âme, An’desha s’aperçut qu’il se sentait bien, lui aussi. Porter le fardeau – du moins pour le moment – lui coûtait moins que d’anticiper et de craindre l’instant où il devrait le porter. Il retrouvait les mêmes sensations que lorsque les Avatars étaient venus à lui… Une exultation tremblante, l’impression d’être une petite flamme au milieu des ténèbres. Il acceptait le rôle qu’il avait à jouer !

Il suivit les autres dans la salle du Conseil et attendit avec eux que les pages de service allument les lanternes fixées aux murs. Daren renvoya le peintre de la cour, qui prétendait devoir immortaliser ce moment historique.

Karal arriva et prit place avec les griffons. Ses joues rougies par le froid, il fit un sourire tremblant à son ami. Quelque chose semblait l’avoir profondément bouleversé, et An’desha doutait que ce soit le vol.

Karal est plus brave que moi. Voler ne lui fait pas peur. C’est autre chose.

— Karal parlera pour nous trois, dit Treyvan quand tout le monde cessa de murmurer. (Le griffon leva la tête.) Nous avons discuté entre nous, et il partage nos sentiments.

Karal s’éclaircit la gorge quand tous les regards se tournèrent vers lui.

— Les perturbations suivent effectivement une configuration régulière, au moins celles que nous avons vues. Tous les cercles ont la même taille, et se succèdent à intervalles réguliers, en ligne droite. Nous sommes allés aussi loin que possible avant de rebrousser chemin, et il y en avait aussi loin que nous pouvions voir. Il s’agit de morceaux de paysages – comme si un jardinier avait découpé un cercle à un endroit pour le remplacer par un autre pris ailleurs, et ainsi de suite.

« Certains étaient si semblables au sol valdemarien que nous ne les aurions pas repérés sans regarder de plus près. D’autres venaient d’endroits si éloignés que je n’ai pas identifié leur origine. Le plus proche du palais est constitué uniquement de sable noir. Un autre vient d’un pâturage karsite. J’y ai trouvé une herbe qui ne pousse que là-bas. Bien sûr, j’ai prélevé des échantillons.

« Le dernier était un cercle de sable fondu, comme du verre mal fait. Ce serait terrible si ce genre de chose arrivait dans une zone peuplée.

— Avez-vous vu les animaux étranges qui nous ont été signalés ? demanda Elspeth.

Karal secoua la tête.

— Non, nous avons seulement repéré des cercles qui n’étaient pas à leur place.

— J’ai trouvé quelques animaux étranges et un oiseau, dit Ventnoir. Ou plutôt, Vree les a trouvés et capturés. J’ai eu l’impression que les perturbations ne suivaient aucun schéma régulier, mais je n’ai pas pensé que certains cercles pouvaient ressembler à s’y méprendre à ce qu’il y avait autour.

An’desha écoutait, le cœur de plus en plus serré. Cela ressemblait trop à « son » vieux souvenir !

L'annonce des tempètes
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